Témoignages - Comprendre le mécontentement des enseignants chercheurs

Publié le par Section de Lille Fives

Comprendre le mécontentement des enseignants chercheurs

 
                    Témoignage d'un enseignant chercheur.

Le projet du gouvernement de réformer le statut des universitaires qui a été fixé par le décret du 6 juin 1984 suscite la colère des intéressés et donne lieu, dans les médias, à un amoncellement de lieux communs. La révolte des universitaires serait corporatiste et pis, conservatrice. Pensez : ceux dont le métier est d’évaluer refuseraient de l’être eux-mêmes. Au final, ce serait une révolte de privilégiés qui refuseraient de prendre leur part dans l’effort collectif que la crise actuelle rend nécessaire ! En réalité, les universitaires sont loin de ressembler à ce portrait trop commode.

 

L’évaluation n’est absolument pas un épouvantail pour les professeurs d’université qui la vivent au quotidien et ce, depuis le début de leur carrière. Il leur faut en effet préparer une thèse de doctorat qui ne peut se contenter d’être bonne. Elle doit être excellente, ce qu’un premier jury apprécie et ce qu’un jury national ensuite confirme ou non. Si par bonheur, ce jury a accordé son visa, il faut alors repasser devant des jurys de sélection locaux aux universités qui recrutent. Une fois le recrutement passé, l’évaluation continue. D’une part, tout universitaire qui cherche à publier ses articles doit les soumettre aux comités de lecture des revues scientifiques qui décident si l’article en question mérite d’être publié.

 

 D’autre part, pour pouvoir être promu, tout universitaire doit repasser devant un jury national qui juge si ses travaux justifient sa promotion. Dans ces conditions, dire que les universitaires refusent d’être évalués est une contre-vérité patente. L’évaluation fait en réalité partie du quotidien de l’universitaire. Seulement, elle est faite par ses pairs, c’est-à-dire par des personnes dont la spécialité permet de comprendre les travaux qui sont jugés. Or, c’est cela qu’entend remettre en cause le projet de décret de Madame Pécresse puisque l’évaluation serait alors faite par le président de l’université, lequel, physicien par exemple, devra juger de la qualité des travaux d’un juriste. L’arbitraire est alors encouragé et c’est en premier lieu contre cela que les universitaires s’insurgent. Car en effet, nul doute que le président encouragera, par un réflexe naturel, les universitaires qui travaillent dans la même spécialité que lui et qu’inversement, il est à craindre qu’il se désintéresse du sort de ses collègues aux travaux desquels il ne comprend rien.
Les universitaires ne refusent donc pas l’évaluation, ils sont d’ailleurs pour ; seulement, ils ne veulent pas être les marionnettes d’un petit potentat local. Comme fonctionnaires, ils entendent être jugés au niveau national et par leur pairs. Aucun conservatisme dans leur démarche donc !

 

Surtout, ce qui est inquiétant et devrait inquiéter au-delà des cercles universitaires, c’est le message que le gouvernement entend envoyer avec cette réforme. En effet, la sanction pour un universitaire dont les travaux seraient mal jugés par le président de son universités est la suivante : il fera plus d’heures de cours. Au contraire, s’il est bien évalué, il en fera moins. Le message est donc le suivant, qui devrait intéresser les étudiants : ceux qui vous feront cours sont ceux que l’université estime être les moins bons. Ceux qui au contraire sont bons, vous ne les verrez jamais, ou presque. L’idée serait d’enterrer l’université que cela ne serait pas étonnant car qui ne voit que c’est le niveau de l’enseignement universitaire qui est ainsi – volontairement ? – déconsidéré. On ne peut s’empêcher de voir dans ce projet la volonté de supprimer l’université au profit des grandes écoles qui, elles, sont payantes. En guise de réforme et de rupture, le gouvernement propose d’aggraver la fracture sociale : aux riches les grandes écoles ; aux pauvres l’université qui de toutes façons, déconsidérée qu’elle sera, ne permettra rien pour l’insertion professionnelle des futures étudiants ! Voici un message éminemment politique et qui intéresse au premier rang les étudiants et leurs parents.

Corporatisme universitaires dans ces conditions ? On en est loin et les universitaires se battent en réalité pour défendre un enseignement supérieur de qualité et les intérêts de leurs étudiants.


À cet argument, certains répondent cependant qu’il ne serait que de pure opportunité et que les universitaires voudraient en fait mobiliser les étudiants, plus gênants pour un gouvernement, qu’eux-mêmes et ce dans un but égoïste : la défense de leurs privilèges.

Mais de quels privilèges parle-t-on ?
Peut-être d’abord du privilège de ne faire « que » 128 heures de cours par an ? Ce privilège n’existe pas ! Certes, l’universitaire fait 128 de cours par an, cependant, préparer une heure de cours demande souvent une journée entière car il ne s’agit pas de répéter ce que d’autres ont écrit. Il s’agit de lire ce que tous les autres ont écrit, de juger leurs arguments (évaluation encore…), de se faire ses propres opinions, d’étudier les implications pratiques qui intéressent les étudiants. 128 de cours, c’est en réalité 128 jours de préparation de cours, minimum.

En outre, les universitaires font de la recherche, ce qui remplit au moins le temps restant et c’est un travail à plein temps. À cela, il faut ajouter toutes les charges administratives : élaboration des maquettes de diplômes, organisation des examens, correction des copies, jury, suivi des stages des étudiants, encadrement des mémoires et des thèses… Avec tout cela, les journées de travail des universitaires sont longues de même que les semaines qui souvent comprennent le samedi et le dimanche.

Alors, dire que les universitaires ne travaillent que 128 heures par an est inepte et insultant. On dira cependant que ce métier est un métier passion et bien payé. Voire ! Bac + 8 et sélection draconienne pour 1600 Euros nets par mois en début de carrière, à peine triplés en fin de carrière. C’est un salaire honnête certes, est-ce pour autant un salaire de privilégié ?

En réalité, le seul privilège de l’universitaire est de faire un métier qui lui plaît et qui lui garantit la liberté de penser. Or, la réforme qui est proposée permettra justement de lui enlever cette liberté, son seul privilège. Encore une fois, la droite moderne démontre ce qui la gêne véritablement : ceux qui réfléchissent et n’entendent pas se laisser happer par le matérialisme triomphant que le Président de la République a érigé en unique valeur.


Aussi, loin d’être un combat corporatiste, la révolte des universitaires est avant tout philosophie et de ce fait, éminemment politique. Encore une fois, c’est un choix de société qui est en cause, et les libéraux – les vrais, ceux des Lumières – ne sont peut-être pas ceux qui se réclament du libéralisme !

Témoignage d'un enseignant chercheur.

Publié dans Enseignement

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L
Pour être encore à mon âge (68 ans ) étudiant chercheur (Doctorant en Sciences de l'Education) je me réjouis de voir une telle mobilisation.<br /> La déontologie du chercheur est largement menacée et la recherche sur le point d'être sacrifiée aux intérêts de qques uns!
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